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Je vais te dire Christophe Massé

textes 2016

Je vais te dire

En parallèle à l’exposition de Patrice Santa Coloma Sous La Tente en avril 2016 à Bordeaux et quelques mois plus tard ; deux souvenirs superposés.

Nous nous trouvions peut-être dans la pampa, à la périphérie, dans la banlieue campagnarde d’une gigantesque métropole, au début des années 1970 vers Buenos-Aires, ailleurs, dans l’arrière-cour d’une ferme du Roussillon. Le souvenir d’enfance est brûlant comme une tige de métal trempée dans l’âtre puis ressortie et posée vers les bistres et les noirs, un pieu incandescent qui scintille dans l’obscurité et fait mal au cuir des vaches et des chevaux. Un souvenir se crache comme une boule de chewing-gum une fois malaxé en soi jusqu’à ce qu’il soit débarrassé de ce qu’il représente comme artifice et confusion. 

Nous étions là pour prendre un café sous le néon. Patrice et Christophe assis d’un côté et l’autre d’un guéridon pour un échange brut. Il y avait l’enfance, celle de l‘art et des hommes qui perlait. Un écrivain, un personnage inventé, de vrais morceaux de sucre et de miel accompagnèrent ce temps de rencontre. 

Je ne peux mêler les anecdotes et ce qui devrait ressurgir de l’art de toute une vie en train, sans seulement prendre possession du passé de l’autre, et l’enfouir en moi comme un don. L’abîme ici est comme celle de nombreux artistes, pas uniquement obscure et silencieuse. Pour ces paramètres qui vont de l’odeur du souvenir au tempo de ce dernier dans la glace des morts calcinés, il faut pouvoir relever la tête vers les lueurs qui pointent, comprendre à demi-mots là où nous pouvons aller pour ne pas suivre le sentier des moutons. 

Je me souviens des gars, ces enfants comme moi, dans la cour de l’école qui retiraient les bretelles de mon pantalon pour m’enrager. Je ne savais pas les remettre, cela m’obligeait à tenir mon froc pendant qu’ils me filaient des coups de poings, me contraignant à l’usage d’une seule main pour me défendre. J’ai gardé le fiel de ce mal en moi, un soir d’hiver à la sortie, alors que je devais regagner au plus vite le magasin où ma de ma mère travaillait, j’ai suivi un de ces gars, l’instigateur, jusqu’à l’endroit le plus favorable, « moi aussi je pense à toi », j’ai saisi son cou entre mes dents et je n’ai lâché prise qu’au moment où une pulpe visqueuse glissa dans ma bouche, puis cracher, m’essuyer du revers de la main. Filer rejoindre ma mère. La violence vient d’une solitude, d’un écart. L’éducation un rempart qui n’existe pas. Les faux amis sont tapis. Les vrais ne bougent pas non plus, leurs yeux interrogatifs tournent dans les orbites avec douceur. L’invention de la tristesse, une mélancolie aux portières closes.

Parallèles : Le charbon, la térébenthine, des chiffons, du carton, de la suie grasse des craies. 

Dans la confusion des images parlées, nous révélons des instants. Patrice ! Tu faisais le trajet à l’arrière du pick-up, le vent chaud entrait dans tes narines. Tu te tenais d’une main. Tes pieds heurtaient les carènes quand le conducteur se laissait surprendre dans les ornières et les nids de poule de la piste. Je restais dans la cour de la ferme scrutant alentour, un sarment à la main, le poulet fanfaron ou la pintade sournoise. Un jour ton grand-père ou un de ses copains a jeté à l’arrière le corps d’un animal. Un jour, ce même jour peut-être à des milliers de kilomètres de là, le copain du mien de grand-père a traversé la cour. Tu veux un lapin ? Il le saisit sous mes yeux. Le sang qui s’échappait du flan de la bête roulait sur le métal dans ta direction, le métal bosselé flanqué d’un peu de sciure et tu faisais attention que ce liquide épais et noir n’atteigne pas tes chaussures. Cette image est restée gravé dans le soleil. Le type abattit son manche de pioche sur la nuque du lapin qu’il tenait par ses grandes oreilles, une seconde après il l’ouvrit dans tout son long à l’aide de son couteau de poche, retourna la peau en entier comme une chaussette ôtée à la va vite, la jeta aux chiens qui trépignaient entre ses jambes. Il enroula la bête dans une double page du journal local et me le posa sur les genoux. Ta belle-mère a son repas du soir Nin ! 

Nous étions perdus. Un endroit venait d’être remplacé à jamais par un autre. 

Christophe Massé - novembre 2016